Les villes de demain ne peuvent se faire sans la confiance des citoyens

L’abandon par Google du projet de ville intelligente Quayside à Toronto symbolise la nécessité d’engager toutes les parties prenantes pour faire aboutir les projets de villes intelligentes. Une tribune signée Jean-François Lucas, sociologue chez Chronos.
Le 7 mai dernier, après plus de deux ans et pas moins de 50 millions de dollars investis dans son projet de ville intelligente Quayside à Toronto, Sidewalk Labs (filiale d’Alphabet, maison mère de Google) a annoncé son abandon. Dans une lettre publiée en ligne, son président Daniel Doctoroff expliquait qu’il était « devenu trop difficile de rendre le projet de 5 hectares financièrement viable sans sacrifier des parties essentielles du plan » du fait de « l’incertitude économique sans précédent » créée par la crise du coronavirus, notamment pour « le marché immobilier de Toronto ».
Une défiance quant à l’exploitation des données personnelles
Le projet de Sidewalk Labs ne manquait pourtant pas d’arguments : des feux tricolores qui s’adaptent au trafic routier en temps réel, des trottoirs modulables, un réseau souterrain de robots assurant la distribution des colis et la gestion des déchets, des immeubles qui déploient des abris en fonction des intempéries, etc. Mais pour que ces innovations fonctionnent, elles devaient se nourrir en temps réel d’une grande quantité de traces numériques issues des comportements des individus présents sur le territoire.
Rapidement, divers acteurs et collectifs ont exigé plus de transparence et de garanties quant à la collecte et à l’exploitation des données numériques. Sidewalk Labs a alors revu sa copie, allant jusqu’à proposer un 'Civic Data Trust', un organisme tiers de confiance indépendant et responsable des données produites qui prévoyait « encourager » les différents acteurs exploitant des données à les 'désidentifier'. Mais le flou entourant les conditions d’anonymisation des données a entretenu un sentiment de défiance à l’égard de l’entreprise chez les autorités locales et les citoyens, réticents à voir leurs comportements être suivis et analysés en temps réel sans garanties claires du respect de la vie privée.
Les entreprises du numérique apprennent la complexité de la ville
L’abandon du projet Quayside symbolise la difficulté des entreprises issues du numérique à devenir aménageur. Auparavant, IBM, dont le modèle de ville intelligente repose sur la centralisation des données des différentes fonctions de la ville pour mieux les gérer de façon transversale, s’est également heurté à la pluralité et à la complexité des savoir-faire et des métiers nécessaires pour concevoir et gérer la ville (sur ces modèles de ville, voir le livre de Dominique Boullier, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, notamment le chapitre Politiques des smart cities, pp. 243-246 (dans la première édition de 2016).
Ces entreprises réalisent également qu’elles doivent composer avec les citoyens. Or, ces derniers souhaitent choisir les données qu’ils partagent alors qu’elles sont vitales pour des entreprises comme Sidewalk Labs, et par extension Google. Le « cas Quayside » révèle également l’impuissance de ces entreprises à conceptualiser la ville comme étant au service d’un collectif apprenant. Soit une ville dans laquelle la donnée permet de dialoguer, de débattre, d’essayer, de se tromper, de rectifier, de tenter à nouveau, donc de produire, d’assimiler et de partager des connaissances. Dans le projet de Sidewalk Labs, seule l’entreprise apprend, car il n’y a pas de partage des données.
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Un tiers de confiance pour une ville au service de tous
Daniel Doctoroff estime que les idées développées par Sidewalk durant ces « deux dernières années et demie représenteront une contribution significative au travail de résolution des grands problèmes urbains, en particulier dans les domaines de l'accessibilité financière et de la durabilité ». S’il se montre reconnaissant à l’égard des « innombrables Torontois qui ont contribué au projet (…) des groupes communautaires, des leaders civiques et des résidents locaux » et qu’il remercie les « fonctionnaires dévoués », rien n’est dit sur ce que Sidewalk Labs retire de cette expérience concernant la gestion des données numériques.
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La perspective d’une gouvernance des données numériques par un tiers de confiance était pourtant intéressante, et fait écho à de nombreux projets et réflexions en cours en France et à l’étranger. La définition d’un tiers de confiance, tant par les acteurs qui le constitue que par le périmètre et la portée des garanties qu’il propose, est l’un des sujets majeurs qui doit être au cœur de chaque projet de ville et de territoires intelligents reposant sur l’exploitation de données numériques.
Car l’expérience de Sidewalk Labs à Toronto nous enseigne avant tout qu’il n’est pas possible, dans un régime démocratique, de concevoir et de gérer des villes sans la participation et la confiance de ceux qui y vivent !