Carlo Ratti (MIT Senseable Cities Lab) : "On ne veut pas une ville qui tourne comme une horloge, mais une ville qui intègre les besoins des habitants"

Fondateur en 2000 du Senseable City Lab du MIT, l'architecte-ingénieur Carlo Ratti est le pionnier de l'utilisation de la data pour rendre la ville plus fluide. A son actif par exemple, l'utilisation des roues de vélo pour collecter de la donnée à Copenhague, le traçage électronique des déchets à Singapour, et l'analyse de 150 millions de trajets de taxis à New-York, travaux qui déboucheront sur la création d'Uber Pool. Basée à Turin, l'agence Carlo Ratti Associati designe des solutions pour mettre en oeuvre ces applications concrètes, et a travaillé récemment sur le périphérique parisien.
Pourriez-vous définir le concept de ville sensible (Senseable City) ? Dans quelle mesure le reliez-vous à celui de Smart City ?
Carlo Ratti : Je définirais le concept de Senseable City comme l'étape au-delà de la Smart City : Alors que la Smart City se concentre sur l'apport de la technologie per se, la Senseable City s'intéresse à l'utilisation des technologies pour anticiper et satisfaire les besoins des habitants.
Quand on se réfère à la ville sensible, on ne parle pas seulement d'espaces urbains optimisés pour une efficacité maximale, mais on intègre dans l'équation des considérations sociales. Les villes sensibles sont plus attentives aux besoins et plus adaptées aux enjeux-clé auxquels nous devons faire face, tels que la cohésion urbaine et le changement climatique.
Comment produire une data autour de la ville, capable d'évoluer avec la technologie, les enjeux éthiques, et avec un impact environnemental correct ?
CR : Je crois qu'en adoptant une approche centrée sur l'humain, on peut façonner une ville qui concilie l'humain et l'environnement, grâce à un fonctionnement efficace. Il est de notre intérêt de vivre dans des villes durables, résiliantes et qui peuvent comprendre et répondre à nos besoins.
Les nouveaux développements de l'Intelligence Artificielle, tels que les capteurs omniprésents - ou ce que certains appellent "poussière intelligente" - nous permettent d'interagir avec les bâtiments, les espaces urbains et les institutions comme jamais auparavant. Bien sûr, nous devons aussi réfléchir sur comment toute cette donnée doit être managée et par qui, et nous devons ouvrir une voie de retour 'bottom up' pour permettre aux habitants de la ville de participer activement à designer la ville.
L'un des premiers obstacles à lever, dans les villes développées, est probablement la gouvernance de l'innovation. Selon vous quel est l'échelon pertinent pour réussir ?
CR : Je pense que l'innovation est le résultat de voix plurielles qui se rassemblent et créent quelque chose de nouveau grâce à des échanges mutuels, donc j'imagine ce processus comme un effort de collaboration. Les citoyens doivent devenir des participants actifs au design de l'espace urbain, et les gouvernements doivent développer des mécanismes pour recevoir ces inputs et agir en conséquence. Il faut promouvoir et accélérer des mécanisme de boucle d'information à tous les niveaux.
Comment concilier une technologie qui va à toute vitesse et le temps nécessaire pour aboutir à un consensus entre les parties prenantes ? Quels seraient les KPIs d'une transformation réussie ?
CR : Je pense que la question est de définir les bonnes priorités : plus qu'une ville qui tourne comme une horloge, nous avons besoin d'une ville qui intègre les inputs des citoyens. De ce fait, chaque ville est différente, donc une solution développée à Amsterdam ne sera pas réplicable à Cape Town ou Rio de Janeiro, pour ne citer que des villes pour lesquelles j'ai eu l'occasion de travailler.
Les KPIs doivent être basés sur la satisfaction des habitants et même sur leur bonheur ! De ce point de vue, la data ouvre de nouvelles perspectives. Par exemple, de nouveaux outils digitaux émergent pour mesurer les connexions humaines et les comportements dans l'espace de travail, et évaluer dans quelle mesure ces facteurs contribuent à la productivité et à la créativité.
A ce stade, cette mesure mixe des data en temps réel et des data issues de capteurs intégrés aux mobiliers et aux bâtiments, mais un jour, nous pourrions extrapoler à l'échelle des villes. Imaginez si nous pouvions passer de l'échelle micro à macro, du lieu de travail à la ville entière !
Y a-t-il selon vous un modèle spécifique européen des villes innovantes, à côté des modèles américains et asiatiques ?
CR : Comme je l'ai dit, je crois que chaque ville fait face à un challenge spécifique, et c'est précisément de cette spécificité que nait l'innovation. Cela veut dire qu'il n'y a pas de modèle unique, car les priorités varient largement selon les géographies. Néanmoins, des expérimentations hyperlocales seront des sources d'inspiration et d'initiatives ailleurs dans le monde.
J'aime cette phrase que j'ai entendue de la part d'un officiel de la ville d'Athènes : "Nous ne discutons pas de l'hyperloop, des drones ou même des voitures électriques, c'est probablement bon pour d'autres villes mais pas pour Athènes. Si vous avez beaucoup d'habitants au chômage, Hyperloop ne va pas résoudre leurs problèmes". Voilà un raisonnement "sensible" qui peut amener à développer des solutions innovantes influencées par une approche locale ascendante.
Vous avez récemment cosigné un projet qui propose un "new deal" pour les autoroutes urbaines et plus particulièrement de boulevard périphérique parisien. La mobilité est-elle l'enjeu d'innovation numéro 1 pour les villes historiques et quelle est votre vision dans ce domaine ?
CR : Avec l'arrivée des véhicules électriques et des services de micro-mobilité comme les scooters électriques, la mobilité est effectivement destinée à évoluer rapidement dans les prochaines années. A Paris, nous avons proposé un "new deal" pour repenser, à l'âge moderne, les artères à fort trafic, qui comme le boulevard périphérique parisien, clôturent traditionnellement le centre ville et balisent fortement la périphérie.
Je me suis concentré sur le cas de Paris mais c'est un sujet plus large : au fur et à mesure que les moyens de transport intelligents et la donnée en temps réel nous permettront de gérer plus efficacement le trafic, le nombre de véhicules circulant à la périphérie devrait diminuer et ces autoroutes urbaines pourraient être ré-imaginées comme des espaces multi-usages.
Ces espaces pourraient intégrer des jardins, des vergers, des terrains de jeux, et ils pourraient être déconstruits de façon à être reconfigurables au cours de la journée. Pour les villes historiques, généralement densément peuplées, cela pourrait apporter aux habitants plus d'espace, un accès facilité à la nature et à un air plus pur.
Le périphérique en 2050 selon CRA
(Carlo Ratti Associati)
A quoi ressembleront les autoroutes urbaines en 2050 ? En juin dernier, à l'occasion de l'exposition "Les routes du Futur du Grand Paris" au Pavillon de l'Arsenal à Paris, Carlo Ratti Associati a présenté sa vision : Son hypothèse est celle d'une division par 2 du nombre des véhicules circulant sur le périphérique grâce à la rationalisation de la circulation intra muros et aux nouvelles mobilités.
Sur cette base, l'équipe de chercheurs, architectes, paysagistes et industriels (dont Vinci Groupe) a imaginé une végétalisation des 35 km de voies libérées, et une conversion d'une partie de la surface en terrains de jeu.
L'interconnexion avec les transports publics se fait également dans cet espace libre.
Des bâtiments sont construits au dessus des routes pour réduire la fracture entre espace parisien et banlieue.
Photos (c) Daniele Ratti - Carlo Ratti Associati