Retour NRF 2019 : les retailers se donnent (enfin) les moyens de la riposte | HUB Institute - Digital Think Tank
Les experts réunis à la NRF 2019 sont d'accord : il y a du mieux ! En 2018, les enseignes traditionnelles ont véritablement pris le virage du “New Retail”. Surtout, elles sont enfin sorties d’une certaine passivité et reprennent l’initiative pour ne plus laisser le champ libre au bulldozer Amazon. Le duel entre les retailers et la firme de Jeff Bezos, qui croisent le fer sur tous les maillons de la chaîne de valeur, s’annonce épique. Quelques repères pour comprendre les antagonismes à l'oeuvre.
1. Amazon 4e retailer, plus de français dans le Top 10
Pour pouvoir peser sur les prix, mener des acquisitions d'envergure, investir dans l'excellence client et le back office, la puissance des groupes est déterminante. Amazon gagne encore des places dans cette course à la taille critique : 17ème distributeur en 2013, puis 6ème l'an dernier, Amazon se hisse désormais à la 4ème place du top des distributeurs mondiaux.
Deloitte - Les champions de la Distribution - janvier 2019 - Chiffres exercice 2017.
L'Europe concentre 87 des 250 premiers distributeurs selon Deloitte, soit 34% du marché. La France n’est pas leader en Europe : Allemagne et Royaume-Uni se taillent la part du lion. La première enseigne française, Carrefour a demandé à ne pas figurer dans le Top (elle était 9e en 2018, et dans le Top 3 en 2013). Les 3 premières enseignes françaises sont respectivement Auchan, à la 16e place, Casino (23e rang) et E. Leclerc (25e).
2. Le retail en reconquête
Sucharita Kodali, retail analyst de Forrester Research, l’a affirmé lors de sa keynote à la NRF :
L’apocalypse du retail n’aura pas lieu.
En 2018 aux US, la distribution a réalisé sa meilleure croissance depuis 6 ans. En outre, la fermeture de points de vente a enfin cessé sa courbe ascendante, après 10 années sans interruption.
Forrester Research - The State of Retailing Online 2018 and 2019 - janvier 2019
La plupart des défaillances d’entreprises dans la distribution en 2017-2018 est restée concentrée dans le secteur de l’habillement, même si la liquidation de l’enseigne mythique Toys’r us en 2018 a marqué tous les esprits. Une déroute que les analystes relient à un certain e-commerçant du nom d’Amazon. En effet, au début des années 2000, au lieu d’embrasser un e-commerce encore balbutiant, le distributeur de jouets avait préféré déléguer ses ventes en ligne à Amazon dans le cadre d’un partenariat stratégique sur dix ans (dont les termes d’exclusivité ne furent pas respectés par ce dernier) – et engrangea de fait un retard considérable sur ses activités et sa transformation digitale. Ironie de l’histoire, Amazon serait aujourd'hui intéressé par la reprise de certains magasins physiques de Toys’r us.
La bataille de l'alimentaire
Comme l’a souligné Scott Galloway, fondateur de Gartner L2, dans son bilan et ses prédictions 2019 à la NRF, les enseignes de la grande distribution mènent pour l'instant la bataille de l'alimentaire. Par nature et dans sa récurrence, le commerce alimentaire joue un rôle absolument crucial dans la fidélisation du client. Les enseignes traditionnelles de la distribution ne s’y trompent pas et jouent à plein de cet avantage concurrentiel, grâce à leur maillage physique déjà établi et la maîtrise de la chaîne de froid.
Alors que la prise en main de Whole Foods se révèle plus compliquée que prévu pour Amazon (notamment dans le choc culturel issu de la rencontre entre deux enseignes aux valeurs a priori antinomiques), et que les ventes d'Amazon en point de vente physique ont baissé de 3% en 2018, Walmart investit tous azimuts sur l'e-commerce alimentaire (Cornershop) et en particulier sur la livraison (rachat de Parcel fin 2017) – tout en se portant acquéreur d’e-commerçants non-alimentaires (Eloquil, Bare necessities, Art.com...). Un dynamisme qui porte ses fruits : Walmart annonçait mi-2018 ses meilleurs résultats depuis 10 ans et une progression de 40% sur le e-commerce.
3. La bataille de la livraison
La qualité de la livraison sera-t-elle le levier de conquête pour Amazon ? C'est plausible, car dans le secteur de l'alimentaire, elle est loin du zéro défaut. Cap Gemini a ainsi révélé dans le cadre de la NRF une étude sur la livraison du dernier kilomètre pour le commerce alimentaire, particulièrement parlante.
D'une part, en 2021, la livraison à domicile devrait être le mode d'achat dominant pour l’alimentaire dans de nombreux pays :
Etude CapGemini Research Institute - last mile Delivery Consumer Survey - oct. Nov. 2018
D'autre part, une livraison bien effectuée est facteur de satisfaction mais aussi de recommandation pour l'enseigne. Or la satisfaction-client n’est pas encore au rendez-vous pour ce service (en particulier en France).
Etude CapGemini Research Institute - last mile Delivery Consumer Survey - oct. Nov. 2018
L’enjeu pour Amazon est donc bien de conserver une certaine avance en matière de service et de logistique, tout en agissant sur le prix. Avecl'accord récent avec le Français Balyo, Amazon se renforce dans ce domaine. Et l’Europe constitue un marché-cible important, à en juger par ses investissements en logistique sur place :
Pour assurer la qualité de livraison à des prix compétitifs, il est nécessaire de renforcer l'automation de toute la chaîne de valeur.
Les services globaux "d'automation intelligente" étaient d'ailleurs particulièrement représenté cette année à la NRF.
Il faut dire que, selon une étude d'IBM dévoilée à la NRF, plus de 70% des dirigeants du retail prévoient un renforcement de l'automation intelligente dans les 3 prochaines années, avec une priorité sur la chaîne d'approvisionnement :
4. La fidélisation, voire la monogamie avec Amazon Prime ?
La conquête, c'est bien, la fidélité c'est encore mieux. Dans ce domaine, Amazon Prime n'en n'a pas fini de renforcer la position d'Amazon. D'une part, c’est une affaire très rentable, remarque Scott Galloway : le tarif de souscription d'Amazon Prime a considérablement augmenté (79$ par an à son lancement en 2014, 119 $ aujourd'hui), à rapprocher des 100 millions de clients Amazon Prime, et de son taux de reconduction, supérieur à 90%.
D'autre part, ces clients réalisent des dépenses 2 fois supérieures à celles des autres clients Amazon (1 400 $ annuels vs 700 $). Enfin, les données recueillies permettent à Amazon d'exploiter plus encore sa capacité de recommandation et lancer de nouveaux services. Aux USA, les abonnés Prime peuvent prendre rendez-vous à domicile pour essayer des vêtements avant d'acheter. Demain, Amazon pourrait envoyer en "push" à ses abonnés un choix plus large de produits. L'e-commerçant envisage aussi de nouveaux territoires très fidélisants, tels que la santé (avec le rachat de Pillpack).
Sur le front des programmes de fidélité, le concurrent d’Amazon a pour nom Costco.
L’enseigne hard discount bénéficie d’une large surface d'abonnés (93 millions d’abonnés pour un montant compris entre 60 et 120$ annuels) et entend garder ses positions en se battant non sur le terrain de la personnalisation mais sur celui des prix les plus bas. Il faut dire que le distributeur tire de cet abonnement les trois quarts de sa rentabilité.
5. Des alliances stratégiques tous azimuts
Les annonces de partenariats stratégiques entre acteurs majeurs se succèdent. Destinées bien sûr à accélérer la transformation, elles visent aussi à affaiblir Amazon, ou a minima lui opposer une concurrence à sa mesure. A l’occasion de la NRF, Kroger a ainsi annoncé un accord avec Microsoft sur la création d’épiceries automatisées propulsées par Azure, six mois après l’annonce du rapprochement Walmart / Microsoft sur le cloud et l’intelligence artificielle. Citons également le nouveau programme d’aide à la transformation d’Alibaba inauguré par Starbucks et Nestlé, Walmart et JD.com, Auchan et Alibaba, Carrefour et Tencent…
Nerf de la guerre d'un parcours client sans frictions, le cloud constitue un exemple particulièrement illustratif de cette tendance – et celui où les intérêts convergents entre acteurs de la distribution et des technologies apparaissent probablement le mieux. Division d’Amazon, AWS est le leader sur le marché. Scott Galloway prédit qu'en 2019, AWS pourrait même devenir une entité distincte d'Amazon, avec une valorisation de 450 milliards de dollars (Amazon sans AWS atteignant les 795 milliards de dollars). Mais l’enjeu dépasse le cadre AWS,
En effet, pour Amazon, il y a un enjeu à rassurer les retailers qui peuvent, à juste titre, être inquiets de déléguer une partie de leurs données sur le cloud de celui qui est aussi leur plus dangereux concurrent.
C’est d’ailleurs un argument et une opportunité de marché pour Microsoft et Google. Avec respectivement Azure et Google Cloud, ils proposent aux retailers une alternative à AWS.
Le stand de Google Cloud à la NRF mettait ainsi particulièrement en avant ses partenaires. Target présentait ses réalisations en matière de digitalisation in-store, issues de son propre centre de R&D mais s'appuyant sur le cloud de Google. Une façon de rester maître de son destin.
3. Les marques, meilleures alliées des enseignes traditionnelles ?
Depuis 2016, Amazon a accéléré dans le lancement de marques propriétaires, comme l’a évoqué Scott Galloway : le portefeuille atteint 120 marques fin 2018, aussi bien dans la mode (Meraki), le loisir (Aurique) ou l'alimentaire (avec l'apport des nombreuses marques de Whole Foods) :
De quoi inquiéter des marques déjà échaudées par la lutte jugée insuffisante contre les contrefaçons : Birkenstock s'était émue de la suggestion de marque de contrefaçon Birkie (procès cependant perdu par la marque) conjointement à ses propres produits De son côté, Coca Cola s’insurgeait contre une forme de pénalisation par les frais de livraison de certains produits de grandes marques jugés peu rentables (comme les bouteilles de Coca Cola). Sucharita Kaudali (Forrester) évoquant de son côté les sur-remises décidées par Amazon sans concertation avec les marques. Enfin, le Amazon Dash button, permettant de commander un réassort de produits par simple pression d'un bouton, a été interdit en Allemagne, car jugé trop peu informatif sur les tarifs et frais d'expédition.
Ces tensions sont-elles le prélude d’un rapprochement des marques avec les retailers traditionnels en 2019 pour préserver leur intégrité ? Il reste que selon WARC, 69% des marques ont prévu d'augmenter leurs investissements dans le search d'Amazon en 2019...
Pendant ce temps, en Chine...
En 2019, le chiffre d'affaires du commerce chinois dépassera le commerce américain :
Et s'il parait peu probable que les distributeurs chinois prennent pied, à court ou moyen terme, dans le commerce physique européen, ils sont à la pointe du new retail (avec un cadre réglementaire certes bien différent). Alibaba présentait ainsi à la NRF ses caisses automatisées intégrant le paiement Alipay via reconnaissance visuelle, ainsi qu'un restaurant entièrement automatisé. Ces deux dernières années, JD.com (et sa plateforme JD Worldwide), le constructeur Xiaomi et Alibaba ont tous ouvert des bureaux en Europe. Outre son offre Cloud Retail, Alibaba est déjà présent en Europe avec son offre e-commerce Aliexpress, et a annoncé construire une plateforme logistique ambitieuse à Liège.
Si le marché chinois ralentit, les opérateurs chinois vont-ils renforcer leur pression sur les marchés extérieurs ? C'est sûr, 2019 va être passionnante !
Avec Carolina Tomaz et Benoît Zante.